Bonheur d'occasion - Gabrielle Roy
J'avais lu "Bonheur d'occasion" à 15 ans, parce que c'était un classique, comme on dit. Bon, ok, le classique avait alors 45 ans. Mais ne pinaillons pas. J'en gardais un souvenir assez flou, en fait. Surtout un souvenir de grand amour perdu. Heu.... ok. Je devais être une grande romantique, à 15 ans. Parce que ce n'est pas du tout ce que je retiendrai de cette seconde lecture. Je me souviendrai d'une plume magnifique mais surtout, surtout, d'un sentiment d'être prise à la gorge et d'une odeur de misère noire.
Dans ce roman, on se retrouve dans St-Henri, un quartier pauvre, francophone et ouvrier de Montréal, juste à l'ombre de Westmount. On est en 1940 et dans cet endroit rythmé par les passages des trains et noirci par la fumée des industries, la crise est encore d'actualité. Et plusieurs personnes tirent le diable par la queue.
Mais c'est aussi l'histoire de Florentine Lacasse et de sa famille. Florentine travaille au Quinze cents, dans la section restaurant. Elle donne presque toute sa paye pour faire vivre sa famille, qui compte 8 enfants vivants et deux parents. Le père est chômeur par bouts et fait des jobbines à d'autres moments. C'est un grand rêveur, qui s'échappe du quotidien comme il peut, qui a toujours des plans pour se sortir de la misère. Des plans qui ne fonctionnent jamais. Quant à Rose-Anna, sa mère, c'est l'exemple type de la mater dolorosa du temps. Qui subit tout, qui endure tout et qui se plaint sans cesse, parce qu'il n'y a pas autre chose à faire, en fait. Et que la vie est carrément un calvaire.
Florentine est indocile, elle se veut libérée, contestataire. Et surtout, elle veut sortir de là. De cette petite vie sans issue, de cette pauvreté crasse, de cette descente aux enfers chaque printemps alors qu'il faut trouver un logis, chaque fois pire que le précédent. Quand elle verra entrer Jean Lévesque dans son restaurant, son air bravache, un peu arrogant, elle tombe amoureuse. Elle y voit une porte de sortie.
J'avoue avoir eu un peu de mal à m'y mettre au départ. Mais là, vraiment. Pendant les 50 premières pages, en fait. Trop de misérabilisme pour moi. En plus, ces personnages sont terriblements imparfaits et l'auteur nous entraîne dans leurs pensées, dans leurs petites mesquineries, leurs petites bassesses. Du coup, il est difficile de s'y attacher, même si on les voit se débattre dans ce quartier où la pauvreté règne. Rose-Anna, la mère, qui a déjà été jeune et optimiste, culpabilise tout le monde sans le vouloir avec ses plaintes et la situation de la femme à l'époque fait frémir. Quand on voit la mère qui se sent coupable et qui s'excuse de ne pas donner assez d'argent à son fils pour s'acheter des cigarettes, alors que le seul salaire qui entre dans la maison est celui de Florentine, ça vient me chercher, forcément.
Et ensuite, on se laisse prendre dans ce tourbillon, dans cette guerre qui va venir changer le quotidien des gens. Cette guerre qui fait rage de l'autre côté de l'océan. Les gens ne savent pas trop pourquoi, en fait... ils savent juste qu'ils haïssent les Allemands. Chacun a son hypothèse, son idée de "pourquoi j'irais" ou de "pourquoi j'irais pas". Certains veulent défendre le bien, d'autres y voient un moyen de se sortir de St-Henri, d'avoir de quoi manger. Et d'autres se disent que la guerre va refaire l'économie et qu'eux, ils vont être là pour en profiter. Le quartier est dépeint de façon terriblement réaliste, avec ses petites rues et ses petites misères et les personnages sont criants de vérité, avec leur étrange de façon de penser, de se gâter quand ils ont un peu d'argent pour souffrir le reste du mois après. Certains sont idéalistes, naïfs, d'autres profiteurs et la fougue de certains se heurte à la réalité, qui les amène exactement là où ils ne voulaient pas être. Et tous tentent de s'échapper comme ils le peuvent.
J'ai mis du temps à m'attacher mais ils m'ont profondément touchée. Bien entendu, il y a un contexte social derrière tout ça. Un contexte en plein changement mais qui a rendu la vie bien dure à ces gens souvent ignorants, même s'ils sont intelligents et qu'ils auraient pu faire quelque chose. Parce qu'ils sont nés là, dans cette situation. Et on se dit que même si l'histoire se passe dans les années 40, elle est - malheureusement - transposable (bon, à plusieurs détails près) aujourd'hui, à certains endroits des fois pas si loin de chez nous. Et ça, ça fait peur. Vraiment.
Comme je disais, la misère noire. Mais une plume magnifique et une instrospection poussée des personnages qui sont souvente tout en teintes de gris et qui ne se comprennent pas eux-mêmes. Vivants, quoi. Mon prochain de l'auteur sera certainement "La détresse et l'enchantement" que l'on m'a chaudement conseillé!