Le rapport de Brodeck - Philippe Claudel
« Je m'appelle Brodeck et je n'y suis pour rien. Je tiens à le dire. Il faut que tout le monde le sache.
Moi je n'ai rien fait, et lorsque j'ai su ce qui venait de se passer, j'aurais aimé ne jamais en parler, ligoter ma mémoire, la tenir bien serrée dans ses liens de façon à ce qu'elle demeure tranquille comme une fouine dans une nasse de fer.
Mais les autres m'ont forcé : "Toi, tu sais écrire, m'ont-ils dit, tu as fait des études." J'ai répondu que c'étaient de toutes petites études, des études même pas terminées d'ailleurs, et qui ne m'ont pas laissé un grand souvenir. Ils n'ont rien voulu savoir : "Tu sais écrire, tu sais les mots, et comment on les utilise, et comment aussi ils peuvent dire les choses. Ça suffira. Nous on ne sait pas faire cela. On s'embrouillerait, mais toi, tu diras, et alors ils te croiront." »
Commentaire
Il y a un bon moment qu'il traînait dans ma pile, celui-là!!! Je devrais être domptée, pourtant: n'acheter des grands formats seulement si je suis certaine de les lire immédiatement, pas 2 ans plus tard quand ils sont finalement sortis en poche depuis déjà un bon moment! C'était le moment d'auto-discipline du jour!! Qui pense vraiment que je vais m'écouter??
Je ne vais pas être originale en disant que ce roman m'a beaucoup plu. Je ne savais aucunement à quoi m'attendre, à part que Brodeck n'y était pour rien et qu'il y était question d'un rapport. Je suis donc entrée à l'aveugle dans ce petit village jamais nommé qui pourrait être presque n'importe où, au flanc des montagnes, au bout du monde. Brodeck est un homme presque transparent. Après une guerre, il revient de là où ne revient pas, où il croit avoir laissé toute son humanité. À jamais changé, extérieur à ce village que la guerre a ravagé et à ses habitants.
Et un jour, l'Eregniës survient. Un meurtre collectif sur la personne de l'Anderer, l'étranger qui ne révèle rien, qui renvoie une image qu'ils ne veulent pas voir. Différent donc suspect, menaçant. Et on charge Brodeck d'écrire le Rapport qui pourra faire comprendre la nécessité du geste, disculper les habitants du village. Dans son texte, Brodeck mentionne que son récit va en tous les sens et la construction du roman, qui sont en fait les pages qu'il écrit soir après soir sur sa machine, nous balade du passé au présent, des pensées de Brodeck au récit des événements. Et c'est particulièrement réussi, ce fil de pensées qui raconte les camps, la vie de Brodeck et l'histoire de l'Anderer, le tout embriqué dans la grande Histoire, de façon très cohérente. Rien n'est jamais nommé mais plutôt suggéré. On parle de la Shoah écrire dire les mots-clé. Je me suis sentie emportée par ce flot des pensées de cet homme qui a dépassé le stade de la souffrance mais qui ne peut pas oublier, qui ne peut rien oublier. Cet homme qui soudain réalise que peut-être que tout n'est pas terminé.
Difficile de ne pas être touché par ce qui est raconté, de ne pas être interpellé. Difficile de ne pas contempler avec horreur où peut mener la culpabilité, la peur de la différence et la bêtise humaine, surtout quand la force du nombre est présente, surtout lorsque les gens sont convaincus de leur bon droit. Horreur parce que le récit est intemporel. Qu'il aurait pu arriver n'importe où, n'importe quand, à plus ou moins grande échelle. Cet aspect contribue à donner de la force au roman, selon moi.
L'écriture de Claudel est toujours très poétique, pleine d'images, de métaphores. Au départ, avant d'être vraiment emportée par l'histoire, je n'ai pu m'empêcher de compter les comparaisons introduites par "comme", je l'admets (parfois plusieurs par page... je suis bizarre quand un mot commence à me sauter au yeux comme ça) mais finalement, le ton du roman ajoute à ce sentiment de flou, de "n'importe où, n'importe quand" dont je parlais plus haut.
Bref, une lecture qui m'a beaucoup remuée.
Plaisir de lecture: 8,5/10